Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Au fil des étoiles
26 août 2016

L'ouverture de la saison (nouvelle écrite pour l'AT Bal Masqué)

P1090216

L’ouverture de la saison

            Elizabeth rajusta sa tenue, prit une profonde inspiration et descendit de carrosse. Elle ne pouvait plus reculer. La jeune fille gravit les imposants escaliers de marbre, maniant sa robe d’un geste expert pour éviter de trébucher. L’épais tapis pourpre étouffait le bruit de ses talons et magnifiait les nuances d’or de sa traîne ; elle avait choisi la bonne couleur. Ce soir, Elizabeth ne commettrait aucune erreur : elle savait que les regards s’attarderaient sur le moindre de ses pas.

            La jeune fille essaya de calmer les battements de son cœur. Elle avait tant attendu ! Elle était trop préparée pour s’angoisser. L’excitation l’envahissait à l’idée de lever le voile sur les rumeurs qui entouraient la cérémonie. L’ouverture de la saison était réservée à une élite. Pour la première fois, on dispensait Elizabeth de chaperon. Elle était assez mature pour assister à un bal seule. Elizabeth leva les yeux sur la façade du palais royal. Fleurs, sculptures, bannières... Chaque détail émerveillait le regard. La grande-nièce de la reine avait eu l’honneur d’organiser l’événement cette année. Elle en profitait pour affirmer son hégémonie sur la noblesse de la ville.

            Elizabeth s’imposait en tête de cette noblesse. La fille unique de la famille Howard, une des plus célèbres du pays, pouvait entrer où elle le souhaitait, quand elle le désirait. Elle n’avait pas besoin d’introduction. On la surnommait l’Héritière. À la mort de ses parents, leur fortune considérable lui reviendrait. Rares étaient ceux qui connaissaient son prénom. Elizabeth s’en réjouissait. Pour beaucoup, elle représentait un mystère qu’elle se devait d’entretenir.

            Ses parents avaient insisté sur l’importance de la soirée. Son entrée dans le monde ne pouvait que refléter sa noble ascendance. Pour l’aider, ils n’avaient pas lésiné sur les moyens. Plusieurs valets de pied, des dames de compagnie, un attelage complet... Un microcosme se tenait à sa disposition, quelques pas en arrière. Pourtant Elizabeth ne comptait pas faire appel à sa domesticité. Ce soir, elle attirerait seule les regards, au centre de l’attention.

            Elle discutait de ses vêtements avec son tailleur depuis des mois et préparait sa peau pour faire ressortir son maquillage au mieux depuis plusieurs jours. Sa coiffeuse avait essayé des dizaines de styles. Elizabeth avait opté pour une ébauche de chignon élaboré ; il laissait s’échapper de longues boucles brunes. Son maquillage comprenait de vraies paillettes d’or blanc et elle avait rehaussé son décolleté d’une pommade aux senteurs suaves.

            Le plus impressionnant était sa tenue. La dentelle succédait au tulle et aux jupons de soie dans une débauche de couches superposées. Pour trancher avec la variété des tissus, Elizabeth avait choisi une unité de ton. Les rappels d’or renforçaient la blancheur scintillante de sa robe, fidèle au thème de l’année : la lumière. Elizabeth l’avait voulue éclatante, solaire... Virginale. On devait se souvenir qu’elle était une jeune fille à marier. Pourtant, elle se démarquerait par un autre détail. Les demoiselles présentes auraient toutes pensé au blanc. Elizabeth osait l’inenvisageable ; elle avait fait broder des touches plus sombres sur sa robe. Pas de noir mais des bleus marine, des verts sapin, de légers mauves. De quoi donner de la variété et attirer l’œil. La jeune fille pénétra dans la salle de bal en arborant son plus beau sourire : son heure de gloire était arrivée.

            — L’Héritière Howard, annoncèrent plusieurs sénéchaux.

            Elizabeth s’arrêta sur le seuil et tendit la main.

            — Votre masque, mademoiselle.

            Elle ne prêta pas attention au valet qui le lui apportait. Cependant, elle détailla l’objet. Rien n’y apparaissait encore mais elle voulait l’observer ; elle avait attendu la majeure partie de sa vie pour le faire. Le loup était souple, doux au toucher, d’un beige immonde, sans décorations. Sans intérêt. Elizabeth s’empressa de le placer sur son visage. Des picotements sur ses joues l’informèrent qu’il faisait effet. Elle se tourna vers le miroir tendu par ses trois dames de compagnie ; s’inspecta d’un œil critique et expert. Le résultat était saisissant. Le masque métamorphosé s’harmonisait avec sa tenue. La moindre nuance, la moindre broderie correspondaient à ce qu’elle avait imaginé. L’albâtre remplaçait le beige tandis que le contour des yeux s’assombrissait de violet et de vert. La gauche du loup était sertie de dentelle d’or mais le tiers droit rappelait l’ensemble des tissus sélectionnés dans une débauche asymétrique du plus bel effet, couvrant sa joue. L’apparition de plumes donnait de l’importance à sa coiffure. Le bal pouvait commencer.

            Elizabeth pénétra dans la salle avec la certitude de sa perfection. Il ne lui manquait qu’un cavalier... C’était l’inconnue de la soirée, l’élément sur lequel elle n’avait aucune prise. La jeune fille descendit lentement les escaliers pour observer les danseurs. Les regards la suivaient sur son passage ; elle était fashionably late, comme il se devait. Elizabeth manquait de temps. Son partenaire devrait être l’homme le plus impressionnant du bal. Beau, séduisant, courtois... Célibataire. La jeune fille éviterait le scandale à tout prix : pas de fiancé, pas l’ombre d’un engagement envers une autre. Son choix porterait l’éclat de la respectabilité et du talent. Elizabeth n’aurait pas de seconde chance.

            Elle connaissait la plupart des personnes présentes. Elle avait appris des listes, vu des portraits... Les masques compliquaient la chose. Le nombre d’invitations ne cesserait de croître, au début. Elizabeth avait une réputation : on rechercherait sa compagnie qu’elle danse bien ou non. Au fil de la soirée, les bons cavaliers deviendraient une denrée rare. Elle-même ne se contenterait pas d’un partenaire prestigieux. Elle n’accepterait que l’excellence. Le couple le plus convaincant était autorisé à repartir avec son masque : il s’imposait en vedette des salons pour le reste de la saison. Elizabeth ne renoncerait pas à cette chance de se démarquer. Elle exigeait un beau mariage. 

            Plusieurs mains se tendaient déjà pour l’accueillir au bas des marches. Elle les refusa d’un geste et s’installa à l’écart. Elle devait sembler modeste ; la convention voulait qu’on observe le bal avant de se lancer. Elizabeth comptait profiter du répit qu’on lui accordait, même si elle veillait à ne pas paraître isolée. À sa grande satisfaction, elle ne trouva aucune tenue semblable à la sienne. Les invités continuaient de défiler. Rares étaient ceux à la hauteur de son rang. Pour aujourd’hui, la jeune fille ne s’en souciait pas. Peut-être l’héritier Andrews ? Orsini ? Ou le descendant de Bourgogne ? Ils dansaient à la perfection, selon leur entraînement. Elizabeth déplorait leur similarité presque interchangeable. Ils avaient été formés sur le même modèle, personne ne se distinguait. A moins que...

            Elizabeth se redressa. Parmi ces couleurs éclatantes, dans cette ambiance si lumineuse, elle ne l’avait pas remarqué. Pas jusqu’à présent. Un visage. Bien plus, un visage inconnu. Un jeune homme ne portait pas de masque. Elizabeth se dirigea vers lui. Qui était-il ? Sa curiosité s’éveillait. Ses traits fins, son costume élégant sans ostentation révélaient son bon goût. Il n’appartenait pas à la haute noblesse mais il avait un rang. Elizabeth s’en contenterait si cela lui permettait de remporter le concours. Elle parvint à son niveau sous les regards intéressés du reste de la salle. Heureusement, l’arrivée d’une autre héritière divertit leur attention, lui offrant un répit propice. Elizabeth se faufila dans les ombres aux côtés de l’inconnu.

            — Bonsoir, l’aborda la jeune femme avec un sourire. Je n’ai pas l’honneur de vous connaître. C’est assez rare pour que je le remarque.

            — Vous m’en voyez flatté, répondit l’inconnu.

            — Flatté mais pas surpris, j’espère ? ajouta Elizabeth. Votre attitude attire l’attention à dessein, je me trompe ?

            — Que voulez-vous dire par là ? demanda-t-il.

            — Vous ne portez pas de masque, souligna la jeune femme.

            — Je n’en porte pas ? répondit-il. Il faut croire que je suis plein d’audace. J’aime me faire remarquer. Je suppose que vous cherchez un partenaire ?

            — Comme nous toutes, dit Elizabeth. N’êtes-vous pas vous-même en quête d’une danseuse ?

            L’inconnu sourit.

            — Absolument, approuva-t-il. La rumeur veut que vous en soyez une excellente.

            — Pourquoi ne pas me tester ? suggéra Elizabeth. Vous avez gagné du crédit en m’intriguant. Vous êtes par hasard le prochain sur mon carnet de bal.

            — Quelle heureuse circonstance, répondit l’inconnu. Même si je m’interroge sur le nom que vous y avez inscrit.

            — Peu importe, objecta Elizabeth avec un sourire malicieux. Pour l’instant, ce sont vos jambes qui m’intéressent. Le reste viendra plus tard.

 

***

 

            Elizabeth se sentait grisée par la soirée qu’elle passait. Non seulement l’inconnu se révélait un excellent danseur, mais il se montrait courtois et attirant. Elizabeth ne lui avait pas demandé son nom ; elle préférait garder une part de mystère. La saison des bals ne faisait que commencer et elle espérait passer plus de temps avec l’étranger. Ils avaient toutes les chances de remporter le concours. Elizabeth désirait conserver son masque ; elle n’en avait jamais vu de pareil. Elle se sentait séduite par cet inconnu sorti de nulle part. Ils s’étaient éloignés quelques temps du cœur de la fête pour reprendre leur souffle et se retrouver sur le balcon. L’air frais stimulait ses sens. Le ciel étoilé invitait à la romance.

            — M’interrogerez-vous maintenant sur mon identité ? glissa l’inconnu.

            Elizabeth lui répondit par un signe de dénégation.

            — Vous n’êtes pas de mon rang, souligna-t-elle. J’ai reconnu et répertorié tous les héritiers, il ne manque personne. Je n’ai pas besoin de savoir qui vous êtes. Disons que cela gâcherait mon amusement. Je ne pourrais abandonner un si aimable cavalier.

            — Je comprends, dit-il avec un sourire.

            Elizabeth hésita puis se résolut à poser la question qui lui brûlait les lèvres.

            — Si vous n’êtes pas un héritier, êtes-vous au moins de la noblesse ?

            La perspective d’avoir passé la soirée avec un roturier l’excitait autant qu’elle la terrifiait. Il était habillé comme un noble, mais ignorer son identité la surprenait. L’inconnu sourit.

            — Je croyais que vous ne vouliez pas connaître mon nom, souligna-t-il.

            — Oui, mais n’avoir aucun indice serait cruel, contra Elizabeth.

            Le jeune homme se tourna vers elle, les yeux pétillants de malice.

            — Je suis peut-être un fantoche, murmura-t-il d’un air moqueur.

            Elizabeth faillit pousser une exclamation de surprise.

            — Ne me dites pas que vous en êtes un, vraiment ? dit-elle d’une voix suppliante.

            — Non, répondit l’inconnu. Mais avouez qu’il y a pire à présent que d’être côte à côte avec un roturier.

            Elizabeth soupira de soulagement. Elle avait cru au pire. Comme les autres, elle avait entendu les rumeurs selon lesquelles certains nobles sans enfants s’offraient un fantoche. Plutôt que de faire face à la honte de ne pas avoir d’héritier, ils en créaient un. Les racontars évoquaient des cérémonies occultes, conjurant les fantômes des grandes âmes pour les enfermer dans des mannequins sans vie. Elles étaient contrôlées par un puissant maléfice qui les forçait à obéir. Les modèles devenaient si sophistiqués qu’on ne faisait pas la différence avec les humains. Personne ne connaissait leur secret. Personne non plus n’avait fourni de preuve de leur existence. Elizabeth s’approcha de l’inconnu. Elle détailla son visage, ses mains. Elles semblaient naturelles mais il était impossible de s’en assurer.

            — Et si nous prenions un daguerréotype ? suggéra le jeune homme.

            Elizabeth poussa une exclamation de surprise.

            — Vous feriez ça ? s’écria-t-elle.

            — Bien sûr, répondit-il. Quoi qu’il arrive, je veux me souvenir de ce moment passé à vos côtés.

            — Mais nous n’avons droit qu’à une image par personne ! lui rappela-t-elle.

            — À vous de voir si vous acceptez de prendre le risque, dit-il avec un sourire.

            Elizabeth réfléchit. L’ouverture de la saison était un bal particulier, une sorte de moment merveilleux, à part : personne n’avait le droit d’en parler le reste de l’année. Les daguerréotypes en constituaient les seuls souvenirs autorisés. Ils accompagnaient les personnes présentes toute une vie. Un par couple. Elizabeth sentit le doute l’envahir. Et si cet homme était vraiment un fantoche ? N’y avait-il pas mémoire plus humiliante que celle de la tromperie ? Risquerait-elle d’immortaliser une traîtrise potentielle par un daguerréotype ? Elizabeth essaya de trouver un moment de la soirée dont elle aurait voulu se souvenir davantage que de cet inconnu. Rien. Quelle que soit l’issue.

            — Je serais heureuse que nous prenions un daguerréotype ensemble, admit-elle.

            L’inconnu acquiesça.

            — Suivez-moi, il y a un officiel à quelques pas d’ici, proposa-t-il.

            — Un officiel ? répéta Elizabeth. Vous plaisantez ! Ma famille a envoyé une équipe. Je veux quelque chose de beau.

            — Je... Vous êtes certaine qu’ils auront une bonne lumière ? demanda le jeune homme.

            — Bien entendu ! s’écria Elizabeth. Venez, allons-y.

            L’inconnu semblait peu sûr de lui mais la jeune femme l’entraîna par la main. Tout était parfait.

 

***

 

            Victoria rajusta sa tenue et tira le daguerréotype de son corsage. Il paraissait neuf, beau, encadré avec soin. Sa grand-mère l’avait préservé comme sa fille après elle. Victoria était heureuse de posséder ce témoignage d’une ouverture de saison réussie. Cela relâchait un peu la pression qui pesait sur ses épaules ; elle espérait se montrer digne de sa famille. Le couple qu’elle contemplait la faisait rêver. Le récit de sa grand-mère était si rocambolesque ! Celle de l’inconnu du bal, pleine de romantisme et d’aventure. Bien sûr, elle ne l’avait jamais revu. Mais il avait rendu son premier bal si beau, si grand... Victoria espérait de tout cœur vivre une histoire similaire ce soir. Peut-être rencontrerait-elle son mari ? La jeune fille rangea le daguerréotype dans son corsage et sortit du carrosse.

            Sans faire attention à sa suite, elle gravit les escaliers à la hâte. Elle avait choisi une robe simple, quelques jupons et pas de traîne. Elle misait sur les ornements pour se démarquer. Les joyaux sélectionnés s’accumulaient, discrets mais nombreux, comme si le tissu se constellait de minuscules soleils de pourpre. Une rivière de rubis et quelques diamants habilement placés complétaient le tableau. Ils ressortaient d’autant plus sur le noir de sa tenue. La thématique de cette année était l’obscurité : une idée excentrique de l’héritière Andrews, en charge des festivités. Victoria était certaine que chacun trouverait une façon de la détourner.

            La jeune fille parvint en haut des marches, salua du regard le valet qui l’attendait et tendit la main. On y déposa un masque qu’elle plaça sur son visage. Victoria laissa le temps au charme de faire effet et se regarda dans un miroir. Tout était parfait. Le loup, à la fois discret et efficace, surpassait ses attentes. Le pourpre s’y mariait à merveille au noir. Il mettait en valeur sa coiffure. Victoria y avait fait glisser quelques plumes noires et un filet retenait ses cheveux pour plus d’effet. Elle était l’héritière Howard ; elle devait tenir son rang. La jeune fille pénétra dans la salle de bal et retint une exclamation choquée. Les murs tendus de noir la surprenaient. Seules quelques lumières permettaient de distinguer les danseurs, ombres tourbillonnantes sur le sol de marbre. Victoria se faufila un chemin jusqu’à un fauteuil. Elle voulait observer avant de danser. Malgré le prestige de sa famille, elle exigeait des valets qu’ils ne l’annoncent pas. On la connaissait sans qu’elle attirât l’attention. Cela ne l’intéressait pas.

            Victoria s’installa à l’écart. Elle avait du temps devant elle avant de se joindre au bal. Trouver le bon cavalier s’imposait si elle désirait remporter le concours de cette année. Ses parents comptaient sur elle. La jeune fille se voulait à la hauteur de la réputation de sa mère, victorieuse cinq années successives dans sa jeunesse. Elizabeth espérait que l’entraînement intensif qu’elle suivait depuis sa plus tendre enfance porterait ses fruits. Elle aimait la danse. Elle aimait la sensation de son corps en mouvement, le rythme de ses jupons battant contre sa peau, l’élan régulier des valses qui lui donnait le tournis. Elle rêvait d’un cavalier qui puisse partager ces sensations avec elle plutôt que d’essayer de l’orienter avec maladresse selon un schéma préconçu. Pour l’instant, elle n’en avait pas trouvé.

            Son regard se perdit sur la foule. Il lui était difficile de reconnaître tout le monde dans cette obscurité. Les masques n’arrangeaient pas la situation. Elle ne distinguait pas qui était qui. Son manque de connaissance des grandes familles éclatait au grand jour ; elle était incapable d’identifier, même de nom, les personnes qu’elle n’avait jamais rencontrées. Quelques silhouettes paraissaient familières. Au loin, les membres de son club de lecture patientaient à une table. Cela ne servait à rien de s’y intéresser ce soir : ils étaient de piètres danseurs. Sur la piste, Victoria observait une partie de la noblesse enchaîner les mouvements avec une aisance presque mécanique. Cela ne l’intéressait pas non plus. Elle voulait insuffler de l’âme dans ses mouvements. Peut-être que si elle s’adressait à un inconnu ? C’était son espoir secret.

            Victoria continuait son observation lorsqu’une personne attira son attention. Un jeune homme en costume noir intégral. Son visage d’ivoire attirait l’œil. Un visage sans masque. Victoria se demanda qui était capable d’une telle excentricité. Un des hôtes de la soirée ? Non, elle connaissait la famille Andrews et aucun de ses membres ne ressemblait à ce jeune homme. Il avait un regard d’un bleu glacé, une allure élancée. Ses vêtements attestaient de sa noblesse mais il ne semblait pas appartenir aux grandes familles. Un parvenu, peut-être ?

            Victoria se sentait aussi curieuse que méfiante. Personne ne le remarquait. Pourquoi ? Et surtout... Ses traits lui étaient familiers. Elle l’avait déjà vu quelque part. Une soirée mondaine ? Chez ses parents ou des amis ? Non, elle n’avait pas l’impression de le connaître. Il était juste... Oui, familier, comme si elle l’avait toujours fréquenté. Comme ces vieilles images de roman qui restent en tête et... Un doute envahit l’esprit de Victoria. Se pouvait-il que... Elle se leva d’un pas qu’elle voulait stable et se retira dans une alcôve. Les regards indiscrets ne la suivraient pas jusqu’ici. Elle retira le daguerréotype de son corsage. Ses soupçons se confirmèrent : l’inconnu de sa grand-mère et le sien étaient la même personne.

            Victoria essaya de ne pas s’affoler. Peut-être était-ce son imagination. Ou un descendant : sa grand-mère avait eu une famille après le bal, pourquoi pas lui ? Pourtant... Un détail attirait son attention. Elle avait cru que l’inconnu portait une mouche sur le daguerréotype, ou qu’il avait bougé... C’était un grain de beauté. L’homme sans masque en avait un au même endroit. Cela ne pouvait pas être un hasard. Ça ne l’était certainement pas. Alors quoi, un fantoche ? Impossible. On l’aurait utilisé si longtemps ? Pourquoi ? Ils étaient chers mais la supercherie avait tant de chances d’être découverte... Pourquoi ne pas le modifier ? Et surtout, quelle famille désirant le conserver lui restait-il ?

            Victoria l’observa se diriger vers la piste de danse, une cavalière au bras. La ressemblance s’affirmait dans la lumière, frappante. Elle ne pouvait s’empêcher de comparer le daguerréotype et la réalité. Tout était similaire. Il portait la même tenue ! Pourquoi ? Était-il ici tous les ans ? Victoria ne pouvait empêcher sa curiosité de s’intensifier. Elle concentra son attention sur lui. Ses mouvements étaient réguliers, justes... Et beaux. Il maîtrisait la technique mais il y mettait de l’entrain, du cœur. Il évoluait avec grâce. Victoria ne gagnerait peut-être pas le concours à ses côtés mais elle était certaine d’avoir trouvé le meilleur participant. Elle lui accorderait la prochaine danse, sans doute les suivantes. Même s’il était un fantoche. Elle se méfierait. Victoria s’approcha. La musique touchait à sa fin, le jeune homme saluait sa partenaire. La jeune fille en profita pour l’aborder.

            — Excusez-moi, dit-elle. Pourquoi ne portez-vous pas de masque ?

            Elle se sentit rougir de sa franchise. L’inconnu s’inclina.

            — Je vois que mon apparence vous a attirée, remarqua-t-il. Cela justifie tout.

            Victoria s’inclina à son tour.

            — Pardonnez mon audace, ajouta-t-il. Mais puis-je vous proposer une danse ?

            Victoria se redressa.

            — Je n’en attendais pas moins, répondit-elle avec un sourire.

 

***

 

            Victoria venait de passer une soirée inoubliable. Harry était le meilleur danseur qu’elle ait jamais rencontré. Car l’inconnu avait un prénom. Ce détail changerait quand elle raconterait son histoire à ses petits-enfants : sa version différait de celle de sa grand-mère. Pour le reste, Victoria avait l’impression de vivre le même rêve éveillé, le même élan de bonheur. Il ne manquait qu’un élément pour que le conte familial devienne une tradition...

            — Puis-je vous proposer un daguerréotype, Harry ? demanda-t-elle.

            Ce dernier sourit.

            — Je l’espérais, avoua-t-il.

            — Mes parents ont enrôlé une équipe, ajouta Victoria. Si vous voulez bien me suivre...

            — Faites-vous toujours ce que vos parents disent ? répondit-il. Laissez-moi vous conduire à l’atelier officiel. Il est réputé et j’aimerais avoir leur marque. Qu’en pensez-vous ?

            Victoria hésita puis haussa les épaules.

            — Pourquoi pas, accepta-t-elle. Si cela vous tient à cœur.

            Il lui tendit son bras et elle le suivit, heureuse.

            — Ce n’est pas loin, précisa Harry. Si cela vous intéresse, ils nous laisseront peut-être regarder le mécanisme. Vous verrez, il est captivant.

            — J’avoue que cela satisferait ma curiosité, répondit Victoria. Même chez nous, les daguerréotypes sont rares. On ne m’a jamais laissée les observer.

            — Nous y sommes, dit-il en lui ouvrant la porte. Venez vous installer.

            Victoria salua d’un geste l’équipe technique. À sa surprise, elle était nombreuse : quatre personnes. Les mécanismes devaient être complexes.

            — Comment nous placerons-nous ? demanda Victoria.

            — Prenez une chaise, dit Harry. Je vous rejoins.

            Victoria s’installa en prenant garde à sa tenue. Elle voulait être irréprochable. Harry souriait. Lui aussi s’inquiétait de son apparence ; il rajustait sa tenue, remettait son chapeau en place. Il finit par s’asseoir à ses côtés.

            — Êtes-vous prête ? demanda-t-il avec un sourire.

            Victoria lui lança un sourire timide. Soudain, elle regrettait de l’avoir mal considéré. Cet homme était trop humain pour être un fantoche.

            — Je dois m’excuser auprès de vous avant que nous ne fixions ce moment pour toujours, avoua-t-elle. Je n’aurais pas dû vous juger... J’ai cru pendant plusieurs heures que vous étiez un fantoche.

            — Un fantoche ? demanda-t-il. Pourquoi cela ?

            Toute pudeur oubliée, Victoria retira l’image de son corsage.

            — Ma grand-mère m’a légué ce daguerréotype, expliqua-t-elle. Il me semble que vous y figurez.

            Le visage de Harry devint inexpressif.

            — Je vois, dit-il.

            Victoria se demanda ce qu’il voulait dire mais préféra le laisser s’exprimer sans l’interrompre. Le jeune homme poussa un soupir.

            — Êtes-vous sûre que vous ne souhaitez pas que nous prenions le nôtre maintenant ? demanda-t-il.

            Victoria lui lança un regard interrogateur. Il agissait étrangement.

            — Je crois que je préférerais que vous répondiez à mes questions, répondit-elle. Excusez-moi, mais je m’interroge depuis que je vous ai aperçu.

            Harry sourit.

            — Dans ce cas, ce sera la manière forte, je le crains, dit-il d’un ton fataliste. Cette fois-ci nous sommes prêts.

            Victoria se trouva déstabilisée. Elle ne comprenait pas ses insinuations.

            — Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle.

            — Je ne suis pas le fantoche, précisa Harry. Vous l’êtes.

            Victoria sentit une vague d’indignation l’envahir. Elle se leva d’un mouvement brusque.

            — Je ne crois pas être ici pour me faire insulter ! s’écria-t-elle. Comment osez-vous ? Je suis l’Héritière !

            Harry poussa un nouveau soupir.

            — Je n’ai pas perdu ma soirée avec une péronnelle pour me faire traiter de vulgaire imposteur, dit-il. Aperio ejus cordem !

            Victoria ne sut pas ce qui lui faisait le plus mal. L’insulte l’atteignit au creux de son âme, réveillant une révolte qu’elle n’avait jamais ressentie auparavant. Elle éprouva aussi une souffrance physique intense, comme si on lui ôtait le cœur de la poitrine. Elle se mit à gémir sans pouvoir s’arrêter. Puis elle baissa les yeux... et comprit que ce n’était pas qu’une impression. Son cœur surgissait de son thorax, déchirant ses vêtements. Des bras se saisirent d’elle. Il n’y avait pas que Harry, le personnel chargé de prendre le daguerréotype l’entourait.

            Victoria se laissa traîner jusqu’à la chaise qu’elle venait de quitter. Le choc la submergeait. Elle baissa les yeux sur la masse informe dont les pulsations persistaient. L’organe d’un rouge sombre, presque noir, battait d’un rythme régulier, paisible. Comment n’était-elle pas morte ? Victoria se sentit saisie d’un haut-le-cœur. Elle ne croyait pas ce qu’elle voyait. C’était un cauchemar. Un mauvais rêve. Et puis, elle se souvint.

            Elle ne s’appelait pas Victoria. Son nom était Elizabeth. Sur le daguerréotype qu’elle tenait toujours à la main, elle n’avait prêté attention qu’à l’homme. Elle avait eu tort... La grand-mère, c’était elle. Et pourquoi cela la surprendrait-elle ? L’image ne datait que d’un an. Elle avait dansé durant l’ouverture de la saison au bras de Harry, comme cette année. Elle était Elizabeth. Un fantoche. La jeune femme essaya de se ressaisir sans y parvenir. Son souffle se coupait.

            — Ne la laissez pas se désinvoquer comme ça ! hurla Harry. Elle risque de revenir nous hanter !

            Un instant, la situation se stabilisa. La respiration d’Elizabeth revint à la normale mais elle savait que ce n’était qu’un répit. Ils voulaient l’achever proprement. Chaque seconde de vie devenait précieuse. Les souvenirs continuaient d’affluer à son esprit. Ils avaient tenté de la capturer l’année précédente. Ils cherchaient à l’effacer, à la renvoyer dans les limbes. Ils y étaient presque parvenus. Mais Elizabeth avait fait appel à son équipe de daguerréotype personnelle, un détail qui lui avait fourni l’occasion de s’échapper lorsqu’elle avait compris la situation.

            Le daguerréotype, c’était le secret. Ils l’utilisaient pour anéantir les fantoches, faire abandonner les corps aux fantômes, mourir pour de bon. Un frisson parcourut le corps de Victoria. Ou Elizabeth ? Elle ne savait plus qui elle était. Les personnalités se superposaient puis se mêlaient de façon aléatoire dans son esprit. Sa seule certitude était qu’elle ne voulait pas la mort.

            Autour d’elle, Harry et ses acolytes s’agitaient. La jeune fille se sentait abattue. Que pouvait-elle contre eux ? Devait-elle agir ? Toute cette souffrance... Pourquoi s’en prenaient-ils à elle ? Elle se souvenait de son retour désespéré dans la demeure familiale, l’année précédente. Elle pleurait, criait. Ses parents l’avaient protégée... Avant de la trahir. Ils avaient exécuté une cérémonie rituelle. Ils avaient invoqué une âme supplémentaire chargée de se mêler à la sienne pour modifier sa personnalité et survivre. Pourquoi l’avaient-ils envoyée au bal aujourd’hui ? Ils se doutaient qu’on la poursuivrait. Pourquoi ?

            La personnalité de Victoria prit le dessus. Elle savait pourquoi. Pour le prestige social. L’héritière Howard ne pouvait pas manquer l’ouverture de la saison. Ils l’avaient renvoyée. Le pire était qu’elle comprenait leur logique. Que risquaient-ils ? Rien d’autre qu’une cérémonie supplémentaire. Ils ne se souciaient pas de qui occupait le corps de leur fille. Ils avaient besoin d’une âme. Victoria était seule. Seule face à sa mort. Pourtant, une question demeurait sans réponse.

            — Comment avez-vous fait pour me différencier des autres ? demanda-t-elle.

            — Tu n’as pas à le savoir ! répliqua un des membres de l’équipe en lui assénant une gifle.

            Un autre accomplissait un rituel magique sur son cœur. Il traçait des lignes au sol, scandait des incantations. Un de ses comparses s’approchait, une seringue emplie d’un liquide jaunâtre à la main. Il ne semblait pas menaçant. La seringue, elle, terrifiait Victoria et Elizabeth de la même façon. Harry s’assurait que les sangles qui la maintenaient sur son siège étaient assez serrées. Il la dévisageait d’un regard triste. Ses yeux trahissaient ses remords.

            — Les masques, dit-il d’une voix douce.

            — Ne lui parle pas ! l’interrompit aussitôt l’homme à la seringue.

            — Je viens de passer la soirée avec cette femme, répondit Harry. J’ai fait la même chose l’année dernière. Tu connais les difficultés de notre métier et tu sais qu’il nécessite de demander des entorses. J’en demande une. Je veux expliquer.

            Son compagnon poussa un soupir et tira une montre à gousset de son gilet.

            — Deux minutes, accorda-t-il.

            Sous les yeux étonnés de Victoria, ils se détournèrent d’un même mouvement. Sauf Harry.

            — Les masques sont ensorcelés, vous le savez, expliqua-t-il. Mais le changement d’apparence n’est qu’un artifice. Leur véritable but est de détecter les fantoches. Il y a différents types de loups, ceux que nous donnons aux invités et les nôtres. Les fantoches, contrairement aux humains, ne sont pas capables de les voir.

            D’un geste précautionneux, il plaça ses mains sur son visage et les en éloigna. Un masque apparut. Il ne ressemblait pas aux autres. Une sorte d’aura bleutée l’entourait.

            — Intrigués, les fantoches viennent vers nous et nous demandent pourquoi nous ne portons rien, précisa-t-il. Il ne nous reste qu’à les attirer à l’écart.

            — Que va-t-il m’arriver ? demanda Victoria.

            — Les fantoches sont illégaux, dit Harry. Des abominations. Ne vous méprenez pas, nous savons que vous êtes vivants. Mais vous ne devriez plus l’être. Vous devriez rester morts. C’est ce à quoi nous nous employons. Vous renvoyer.

            — Et je suppose qu’il n’y aucun moyen d’éviter ça ? demanda la jeune femme en essayant de faire abstraction du dédain qui perçait dans la voix de son partenaire.

            Il ne la considérait déjà plus comme une humaine.

            — Vous nous avez surpris en réussissant à vous échapper l’année dernière, admit Harry. Mais aujourd’hui, non. Je ne pense pas.

            Victoria laissa le silence retomber sur la pièce. Alors, tout était fini. Son avenir, ses espoirs... Elle ne se souvenait pas de son ancienne vie. Elle ne se souvenait de rien d’autre que des souvenirs d’Elizabeth mêlés au sien. Son enfance, ses parents... Elle était si jeune ! Elle ne voulait pas mourir.

            — Si vous avez des questions, c’est maintenant, intervint Harry. Nous n’avons plus beaucoup de temps.

            — Je suis comme ça depuis l’enfance ? demanda-t-elle. Un fantoche ?

            — Probablement, oui, confirma Harry. Certaines invocations se font plus tard avec des souvenirs artificiels mais je pense que c’est peu probable dans votre cas. La famille Howard ne pourrait pas faire surgir une héritière de nulle part sans que personne ne se pose de question.

            C’était une maigre consolation. Victoria ne pouvait que s’en contenter. Sa gorge se noua. Il lui restait une dernière question à poser, celle qu’elle évitait d’affronter depuis le début de la conversation.

            — Est-ce que je vais souffrir ? murmura-t-elle d’une voix timide, presque inaudible.

            Harry lui prit la main. Son regard était doux, empli de pitié.

            — Le moins possible, dit-il. Mais je ne peux rien vous promettre. Je m’excuse de vous avoir insultée tout à l’heure : la révolte est un excellent déclencheur. Elle permet d’extraire les membres avec facilité. Je resterai avec vous jusqu’au bout, Victoria. Si j’ai demandé du temps supplémentaire c’est parce que vous n’êtes pas comme n’importe quel fantoche. Vous avez touché mon cœur.

            La jeune femme lui lança un sourire gêné. Que lui importaient les sentiments de cet inconnu qui l’avait piégée, qui la tuerait ? La belle affaire s’il avait des remords ! Pourtant, elle ne pouvait nier que sa présence la réconfortait. Comme s’il y avait encore un espoir infime. Un reste de bonté.

            — Le temps est écoulé, intervint l’homme à la seringue.

            Ses acolytes se retournèrent d’un même mouvement et reprirent leur tâche. Victoria sentit la crainte l’envahir. Comment ces êtres pouvaient-ils se définir comme des humains ? Ils allaient l’abattre froidement, sans remords. Alors qu’ils reconnaissaient qu’elle était en vie, qu’elle avait des sentiments et qu’elle souffrait ! Parce qu’ils la considéraient comme une abomination, parce qu’elle ne convenait pas aux critères qu’ils avaient définis, ils allaient l’anéantir ! La tuer. C’était fini. Elle baissa la tête et laissa une larme couler le long de ses joues. Elle sentait dans sa main celle d’Harry, chaude, douce.

            Soudain, Victoria comprit. Elle comprit ce que les autres n’avaient pas compris avant elle, trop attachés à leur humanité. Elle était un fantoche. Son corps n’était pas organique. Elle ne pouvait pas ressentir de douleur physique ! Sa souffrance n’était que mentale, aussi abyssale soit-elle. Elle avait les moyens de résister si elle le décidait. Elle ne se laisserait pas abattre sans réagir. Elle était prête à lutter.

            — Vous êtes sûrs que vous allez me tuer, maintenant ? demanda-t-elle. Alors que je suis sans défense ? De sang-froid ?

            Tous acquiescèrent, Harry y compris. Ce n’était pas juste. Victoria refusa de se laisser démoraliser. La colère l’envahit.

            — Vous êtes immondes ! hurla-t-elle. Immondes ! Tous autant que vous êtes !

            — Crie autant que tu veux, ça ne changera rien, dit l’homme à la seringue en la saisissant par le bras.

            Victoria ne le laissa pas agir. Elle poussa un cri qui l’aurait effrayée si elle n’avait pas été si révoltée, à la limite de l’humain. D’un geste sec, elle détacha les liens qui lui retenaient le bras et se saisit du poignet qui tenait la seringue. Elle le tira à elle. Déstabilisé, l’homme s’effondra au sol. Victoria en profita pour dégager le reste de son torse et son autre bras. La main d’Harry se resserra autour de sa gorge.

            — Tu ne t’échapperas pas une seconde fois, dit-il.

            Victoria hurla de plus belle. Elle lui asséna un coup de poing si violent qu’il atterrit de l’autre côté de la salle. Elle arracha les derniers liens qui la retenaient et se leva.

            — Vous êtes des monstres ! hurla-t-elle. Misérables meurtriers !

            N’écoutant que sa rage, elle enfonça son poing dans le torse de l’homme à la seringue, toujours au sol. À sa grande surprise, elle sentit la cage thoracique céder sous sa force. Sa main s’enfonça dans une masse molle, chaude. Elle saisit le cœur avant même de comprendre ce qu’elle faisait. Sa victime hurlait.

            — Vous vous imaginiez que c’était sans douleur ? cria-t-elle. Que je ne sentirais rien ?

            Elle arracha le cœur de toute sa colère, de toute son âme.

            — Bourreaux ! continua-t-elle. Deux âmes damnées gémissent en moi par votre faute ! Vous ne méritez pas la vie !

            Elle lança le cœur sanguinolent au visage de celui qui l’avait giflée. Aveuglé, il n’eut pas le temps de riposter quand elle répéta l’opération. Une jubilation folle, sans espoir, s’emparait d’elle. Dans un coin de son esprit, une voix la suppliait de se calmer, d’essayer de rationaliser la situation. Victoria ou Elizabeth ? Elle ne l’écoutait pas. Personne n’avait le droit de la traiter de cette façon ! Ils devaient payer. Tous ! La jeune fille ne comprit pas qu’elle faisait une nouvelle victime. Elle riait sans pouvoir s’arrêter.

            — Je vous anéantirai jusqu’au dernier ! hurla-t-elle.

            — Je ne crois pas, non, lui répondit une voix.

            Victoria leva la tête, sortie de sa transe. Harry. Il avait une dague à la main. Le corps du dernier membre de l’équipe gisait au sol ; il n’avait pas hésité à l’assassiner. Et il tenait son cœur. L’objet informe, entre le noir et le pourpre, battait toujours. Victoria ne savait pas quelle valeur il avait. S’il était anéanti, que lui arriverait-il ? Elle commença à s’approcher.

            — Arrête-toi, l’avertit-il. Je pense que tu n’as pas envie de savoir ce qu’il t’arrivera si je déchire ce cœur. Tu es impressionnante, je le reconnais. Mais tu n’es pas immortelle. Ne risque pas l’existence que tu viens de sauver.

            — Que veux-tu ? cracha Victoria avec dédain. Ta vie ? Tu ne t’en tireras pas comme ça.

            Harry éclata de rire.

            — Je serais un bien piètre négociateur si je ne pensais retirer que ma vie de cette situation, dit-il. Non, j’ai mieux.

            Victoria sentit la flamme de sa colère se raviver.

            — Que veux-tu ? répéta-t-elle.

             — Ta main, déclara Harry.

            La jeune femme en resta estomaquée. Il osait ? Le rustre.

            — Entendons-nous, il s’agirait d’un mariage de raison, précisa-t-il. Je te rends ton cœur, tu ne me tues pas et nous annonçons nos fiançailles. Tu es l’Héritière Howard. Ton mari sera riche et puissant. Je garderai ton secret et mieux, je te protégerai. Nous aurons un fantoche pour enfant et je conserverai la mainmise sur la fortune familiale jusqu’à ma mort, quoi qu’il t’arrive. Nous oublierons cet incident fâcheux. Qu’en dis-tu ?

            Victoria poussa un soupir.

            — Si je refuse, tu n’hésiteras pas à crever mon cœur sans plus de cérémonie, constata-t-elle.

            — C’est exact, confirma-t-il.

            Harry arborait un sourire triomphant. Il était sûr de sa victoire. Victoria s’inclina.

            — J’accepte, cher ami, dit-elle d’une voix douce.

            — Je n’en attendais pas moins de toi, répondit-il. Je garde ton cœur comme garantie, tu t’en doutes.

            — Tant que je suis en vie, c’est l’essentiel, accepta la jeune femme.

            — Bien, approuva-t-il. Dans ce cas, viens m’aider. Nous allons dégager les corps, nous nettoyer et sortir discrètement avant la fin de la soirée.

            Victoria s’étonna soudain que personne n’ait rien entendu, ne soit rentré. Puis elle oublia sa question. Si ces gens étaient capables de faire ce qu’ils faisaient, ils étaient capables de retarder des danseurs à l’entrée d’une salle. La jeune femme s’approcha de Harry. Il tenait toujours le cœur, mais il avait glissé sa dague dans sa ceinture et s’approchait du corps de sa victime. Quel imbécile. C’était l’occasion que Victoria attendait. Elle se précipita sur lui, prit son arme et lui trancha la gorge. Le sang s’écoula à flot. Elle saisit son cœur, grimaça légèrement et le replaça dans sa cage thoracique. La chair se referma dans un craquement sinistre. Victoria constata qu’elle ne portait aucune marque. Son corps était en parfait état. Il n’y avait aucun moyen de savoir qu’elle était un fantoche.

            La jeune fille s’effondra au sol et éclata en sanglots. La violence de ce qu’elle venait de vivre reprenait le dessus. Pourtant, elle se reprit. Elle avait fait ce qu’il fallait. Elle avait survécu. Pour combien de temps ? Cette équipe n’était que la première. D’autres viendraient. D’autres humains. Elle devait trouver un moyen de prévenir les fantoches, de les trouver... Ce ne fut qu’en se passant une main fatiguée sur le visage qu’elle se souvint du masque. Elle avait un masque. Elle en avait même plusieurs, celui d’Harry compris. Elle avait une arme.

            — Je me vengerai, murmura-t-elle, surprise par le son de sa propre voix. Je me vengerai des humains. Je le jure.

 

***

 

            Fanny rajusta sa tenue et fit signe aux sénéchaux. Ils s’empressèrent de l’annoncer dans un concert de voix haute-perchées. Le bal s’interrompit aussitôt. Comme de coutume, l’hôte était la dernière à arriver, celle qui attirait l’œil de tous.

            — L’héritière Howard ! renchérissaient les sénéchaux.

            Fanny descendit les marches d’un pas assuré. Sa robe de pourpre intégral provoqua aussitôt des murmures scandalisés ; elle laissait paraître ses jambes. Fanny ne regrettait rien. Elle avait sa liberté de mouvement même si sa traîne de plusieurs mètres compensait par son manque de praticité. L’assistance s’inclina sur son passage tandis qu’elle se dirigeait vers son fauteuil. Fanny savait que malgré ses extravagances, la compassion s’imposait dans les regards. Ses parents étaient morts dans l’année, la laissant seule héritière de leur immense fortune. Pour cette raison, on lui avait permis d’organiser le bal de l’ouverture de la saison et de choisir son thème : le sang.

            Fanny s’installa et sourit. Tout se déroulait comme prévu. Parfois un soupçon de pitié envers ces humains misérables l’envahissait. Puis elle se souvenait de ce qu’on lui avait fait et sa résolution se raffermissait. Elle n’était plus Victoria, elle n’était plus Elizabeth, mais ses souvenirs étaient intacts. Comme elle s’y attendait, personne n’avait remarqué son changement de prénom. Elle n’était rien qu’un symbole interchangeable dans cette société aristocrate qu’elle exécrait. Patience, encore un peu de patience avant d’agir à sa guise... Elle se vengerait. Elle tuerait les humains. Aujourd’hui, après un an de travail, sa solitude touchait à son terme. Fanny jeta un regard à l’assistance. Certaines personnes retiraient leur loup d’un geste discret pour l’imiter. Les fantoches. Le masque d’Harry se révélait utile.

            Fanny avait passé l’année à utiliser les connaissances d’Elizabeth et le talent pour la danse de Victoria pour préparer cette soirée. Ce soir, elle repérait les fantoches, les séparait du reste de l’assistance et leur apprenait la vérité. Elle retenait leur nom, leur visage, leur tenue. Elle inviterait les hommes à danser, les femmes à prendre un daguerréotype. L’hôte de la soirée ne participait pas au concours mais était l’objet de toutes les attentions, on ne lui refuserait rien. Fanny sourit. Le meurtre de ses parents n’avait pas été vain. Outre la pitié qu’il suscitait, par-delà la vengeance personnelle, il lui avait donné les moyens de s’organiser. Bientôt, les fantoches se connaîtraient. Ils seraient capables de s’organiser ensemble, de lutter. D’être libres. Ils auraient des moyens illimités... Et le crédit suffisant pour ne pas avoir à subir les conséquences de leurs actes. Fanny n’aimait pas tuer mais elle aimait rendre justice. Bientôt, elle serait plus qu’une héritière ou une noble. Elle serait une libératrice, débarrassée des restes de l’humanité monstrueuse qu’elle abhorrait.

            — Excusez-moi ? demanda une voix.

            Fanny s’inclina. L’héritier Andrews. Sa moisson s’annonçait excellente.

            — Que puis-je faire pour vous, mon ami ? demanda-t-elle.

            — M’accorderez-vous cette danse ? proposa-t-il. J’en profiterai pour saluer votre audace exceptionnelle. Ne pas porter de masque...

            — Faites, mon cher, accepta Fanny en se levant.

            Elle lui tendit la main. Il y porta un baise-main et l’entraîna sur la piste. Fanny se laissa bercer par la musique. Son partenaire n’était pas un mauvais danseur. Soudain, elle se revit un an auparavant, lorsqu’elle avait rencontré Harry. Elle avait vécu un des moments les plus merveilleux d’une vie ; un bal. Un bal somptueux, aux décors flamboyants et aux cavaliers séduisants. Un bal entouré de mystère et d’excitation. Cette année, les étoiles dans ses yeux s’étaient transformées en dagues. La piste de danse se métamorphosait en terrain de chasse idéal. Fanny sentit son cœur s’emballer. Elle repérait ses alliés, mais l’année prochaine... Ils passeraient à l’extermination. L’ouverture de la saison serait l’occasion de grossir leurs rangs des fantoches qu’ils auraient créés pour remplacer leurs victimes humaines. Petit à petit, ils se mettraient en sécurité. Ils seraient les seuls survivants. Ils organiseraient un bal perpétuel, le bal de la liberté et du bonheur. Absorbée par son rêve, Fanny se laissait porter par le mouvement régulier de la valse. Elle était heureuse. Vivement l’année prochaine.

Publicité
Publicité
Commentaires
Au fil des étoiles
  • Bienvenue sur le blog d'Ambre Melifol, auteur de l'imaginaire ! Venez suivre mon parcours vers l'édition, une tentative après l'autre. Textes rejetés, admis, appels à texte en attente... Tout est là ! Merci de votre soutien !
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Pages
Publicité