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Au fil des étoiles
19 mai 2017

Révélation

P1010622

En parcourant de vieux dossiers, je suis tombée sur plusieurs textes écrits plus jeune. Certains ont frappé mon oeil. J'en ai retravaillé un que je vous poste ici !

***

            – Vous désirez ? 

            On trouve à Venise un métier plus renommé encore que luthier : fabricant de masques. Antonio exerçait cette noble profession. Le plus habile, peut-être. Le plus âgé, pour sûr.

            – Je souhaite passer commande… Une dizaine de masques faits main. 

            Antonio releva la tête de son ouvrage. Le client le regardait d’un air indifférent. C’était un homme ordinaire — trop ordinaire — sans âge ni signe distinctif. Un quidam qui passerait inaperçu dans une rue déserte. Antonio fronça les sourcils.

            – Pour quand ?

            – Avant la pleine lune. 

            L’artisan hocha la tête. Un délai court, très court… Pourquoi s’exprimait-il en lunes plutôt qu’en jours ?

            – Je ferai ce que je pourrai mais… comme vous le voyez, je dirige un très petit atelier. Je suis seul. J’y consacrerai l’intégralité de mon temps. Sans compter les matériaux… Cela vous coûtera cher.

            – Je ne peux pas payer.

            Cette fois-ci, Antonio faillit éclater de rire. Pour qui se prenait cet étrange client ? Il énonçait son offre improbable avec le plus grand sérieux. L’artisan tenta de se ressaisir :

            – Comprenez, Monsieur, que…

            – Je ne possède pas d’or à vous offrir, mais la récompense que vous obtiendrez dépassera de loin vos espérances. 

            Antonio poussa un soupir désabusé. Bien sûr, et une fée au visage transcendant de beauté surgirait sous la table pour lui offrir un objet fabuleux… Il n’y croyait pas. Pas trop. La commande de cet homme si communément ordinaire l’attirait. L’hiver s’annonçait à peine, la saison touristique du carnaval ne débuterait pas avant des mois et les clients se raréfiaient. Pour des raisons de coût, il développait depuis peu une revente de produits importés de Chine. Elle connaissait un franc succès au détriment des véritables œuvres. Antonio en était réduit à créer pour lui-même dans l’espoir que ses masques séduisent enfin un acquéreur… En vain. Cette proposition représentait plus qu’une simple commande. On lui offrait une nouvelle chance d’exercer son métier. Treize jours avant la pleine lune, trois de délai pour que le commanditaire valide ou non des modifications…

            – J’accepte. Revenez dans dix jours, ils seront prêts. 

 

***

 

            Les dix jours les plus heureux de la vie d’Antonio s’écoulèrent. Saisi d’une étrange frénésie, l’artisan malaxa, modela, peignit sans relâche, des idées plein la tête, insufflant à ses dix œuvres son art et son cœur. La sobriété complétait l’extravagance ; les clochettes tintinnabulaient, le tissu froufroutait, les couleurs virevoltaient.

            Neuf jours se succédèrent et neuf jours Antonio veilla, fébrile, inspiré, hypnotisé par les masques qui semblaient se créer d’eux-mêmes sous ses yeux ébahis. Ses mains, toujours en mouvement, reconnaissaient chaque détail, chaque relief avec la certitude de l’artisan expérimenté. Le résultat dépassa ses espérances. Dix chefs-d’œuvre aux couleurs des saisons, des éléments, du jour et de la nuit reposaient sur les présentoirs de la boutique. L’échéance arriva et Antonio, épuisé, s’endormit enfin. Lorsqu’il se réveilla, les masques avaient disparu.

 

***

 

            Trois longues journées s’écoulèrent. Antonio était dans un état second, hébété. Il ne savait plus s’il rêvait ou non. Il restait assis sur une chaise, immobile, incapable d’agir. Une grande lassitude pesait sur ses épaules. Aucun client ne vint et il s’en trouva soulagé. Seul dans son petit atelier, il ressassait les images — à présent oniriques — qui envahissaient son esprit. Une question le taraudait : où étaient passés ses masques ? Récupérés pendant son sommeil ? Le mystérieux commanditaire ne donnait aucun signe de vie ; son travail le satisfaisait-il ? Se présenterait-il pour régler sa commande ? Antonio attendait la pleine lune avec impatience…

            Elle arriva enfin. Le marchand prépara son atelier : porte entrouverte, lumières tamisées pour créer une ambiance chaleureuse… Il voulait que l’inconnu dont les traits se brouillaient dans son esprit se sente bien accueilli. L’artisan commençait à croire ses promesses ; il serait payé ce soir. Chaque minute, chaque seconde se transformait en attente insupportable. Le temps s’écoula sans que rien ne se produise. Bercé par le clapotis de la lagune proche et le souffle de la brise, l’artisan s’endormit.  

            Le plancher de l’atelier grinça légèrement. Un pas. Antonio sursauta ; ouvrit les yeux. Il ignora l’aura surnaturelle qui émanait de l’inconnu, les riches broderies qui parcouraient ses vêtements, la grâce délicate que recelaient ses moindres gestes. Son attention s’en détourna avec une résolution presque consciente. Il ne vit que le masque. Son masque. Mais était-ce encore le sien ? Sa beauté, sublimée par le porteur, le laissa bouche bée.

            - M’accompagnerez-vous au bal ? demanda l’inconnu.

            Sa voix envoûtante, cristalline, à l’image du personnage, séduisit Antonio. Il sortit sans attendre de réponse. Le marchand se précipita à sa suite. L’obscurité profonde de la nuit le surprit. Seules quelques étoiles scintillaient dans le ciel. Il faisait froid, glacial même. Une brume fantomatique venue de la lagune s’immisçait dans les ruelles désertes. Les rares passants flottaient dans un océan spectral.

            L’inconnu marchait vite, se fondait dans le décor, familier des lieux. Antonio suivait tant bien que mal, abasourdi par le spectacle qui s’offrait à ses yeux. Ils atteignirent bientôt la place San Marco, éclairée par la lune montante. Neuf autres individus, hommes et femmes, les y attendaient. L’inconnu rejoignit sa partenaire. Les cinq couples dansèrent. L’ensemble relevait de la perfection. Les apparitions virevoltaient sous le ciel, les robes tournoyaient, et les masques, les masques… Antonio ne parvenait plus à exprimer sa pensée. Minuit sonna à la basilique. Les dix inconnus s’immobilisèrent. Un par un, ils se placèrent devant Antonio pour lui révéler leur visage. L’artisan ouvrit la bouche pour hurler sa béatitude… Aucun son n’en sortit.

           

***

 

            On trouve à Venise un métier plus renommé encore que luthier : fabricant de masques. Antonio exerçait cette noble profession. Le plus habile, peut-être. Le plus âgé, pour sûr. Son visage aussi indifférent que ses créations effrayait les enfants, mais ses gestes les subjuguaient. Sa bouche muette contrastait avec ses yeux resplendissant de merveilles insoupçonnées. Les commandes affluaient dans sa boutique toujours déserte. Antonio n’y prêtait pas attention. Sa tête se balançait au rythme d’une valse invisible ; ses mains dansaient.

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