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Au fil des étoiles
1 juillet 2020

Voltaire était-il raciste ?

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Ma soeur m'a posé la question il y a quelques semaines. Je n'ai pas compris d'où elle sortait, puis elle m'a envoyé des liens, avec des citations précises, exactes, vérifiables. Donc, Voltaire serait raciste, nous pouvons clôre cet article ? Certainement pas. Attention aux lecteurs, nous entrons dans l'analyse littéraire, ça va partir loin. Je précise que je ne suis pas spécialiste de l'auteur, il s'agit de ma propre lecture de certaines oeuvres et ma maîtrise du contexte littéraire, rien d'autre...

La première chose à faire face à ce genre d'interrogations, c'est de prendre un dictionnaire. J'en ai un bon, le "Dictionnaire culturel de la langue française" d'Alain Rey. Je l'ai d'abord ouvert sur un long article qui explique les principes de race et de racisme. Sans surprise, nous y retrouvons Voltaire : "Paradoxalement, Voltaire fut un propagateur des idéologies raciales". Notez les termes "paradoxalement" et "raciales" (non pas racistes). En effet, au 18e siècle, le mot "racisme" n'existe pas (mais nous y reviendrons). Le débat se situe sur les découvertes anthropologiques de l'époque.

Avec nos connaissances modernes, nous maîtrisons notre environnement et la science nous permet de le connaître en nous appuyant sur des faits. Ce n'est pas le cas au 18e siècle, où les idées dominantes, religieuses, font du quotidien une suite de suppositions diffuses. Pour vous donner une idée, il suffit de considérer la médecine de l'époque, où l'on pratique encore les saignées, l'utilisation des simples... A titre d'exemple, la découverte des bactéries date de 1674, c'est-à-dire 20 ans avant la naissance de Voltaire. Dans ce cas, tout le monde est au courant et pratique une médecine actuelle lorsqu'il atteint l'âge d'écrire ? Eh bien non. Déjà parce que le moment de la découverte correspond rarement à sa reconnaissance publique. Ensuite parce qu'il ne suffit pas d'avoir raison pour que tout le monde soit d'accord avec vous. Et dans ce monde dominé par les querelles religieuses, les découvertes scientifiques sont considérées comme des abominations et rejetées.

Pourquoi évoquer les bactéries, c'est loin du racisme, non ? Eh bien pas tant que ça. Aujourd'hui, nous savons comment fonctionnent les principes d'espèce, de génération, de croisement... Mais pas au 18e siècle. A cette époque, on se pose la question de la filiation des espèces, homme y compris. On s'interroge notamment sur le lien de parenté entre l'homme et le singe. L'homme s'inscrit-il dans une lignée plus grande, avec laquelle il pourrait éventuellement se reproduire, ou ne s'agit-il que de l'homme qu'on pourrait catégoriser, comme les chiens ou les chats ? Voltaire penche pour la seconde option en s'appuyant sur les avancées scientifiques de son époque. Il considère que l'humain est lié par un trait unique : la raison. D'où une scène très étrange dans Candide, où le jeune innocent observe des femmes qui ont pris des singes pour amants : par l'ironie, Voltaire critique la première théorie. Si donc l'humain est une catégorie à part, il cherche à en définir les types. Chaque peuple en serait à un instant différent dans son histoire, dans son chemin vers la raison, et aurait des caractéristiques différentes. Ce qui explique ses propos sur la différence raciale. En voulant montrer que l'être humain est un, indivisible et uni face aux autres espèces, Voltaire se retrouve donc, "paradoxalement", à le diviser en sections.

Du coup c'est bon, on peut enfin dire qu'il est raciste ? Pas vraiment. En poursuivant mon exploration du dictionnaire, je suis allée trouver le terme "racisme". Sa première mention date de 1902. Et là aussi, ça nous embête. Il est difficile de dire que Voltaire est raciste. Non pas que le racisme n'ait pas existé avant l'invention du terme (ce serait une aberration), mais parce qu'on calque des valeurs morales de notre époque sur une autre, alors que la question ne se posait pas de cette façon. Bien sûr qu'à nos yeux, certains propos de Voltaire sont choquants. Comme tous ceux de toutes les personnes de son époque. L'évolution des idées féministes actuelles permet de nous donner une meilleure vision du phénomène : aujourd'hui, nous avons conscience de grands principes comme la culture du viol, le slut-shaming, le manspreading, mais pouvons-nous sérieusement condamner un homme qui écarte les jambes dans le métro dans un film des années 90 en le traitant de sexiste ? Voltaire a grandi, vécu dans une société raciste. Pour autant, l'a-t-il été, a-t-il revendiqué et accepté ces idées dans leur intégralité ? Il est permis d'en douter.

Nouvel exemple tiré de Candide : le jeune innocent en vient à parcourir le monde entier, mais il ne réagit jamais, toujours poussé à philosopher comme le lui a appris son maître. Hormis en une circonstance. Au chapitre 19, Candide croise un nègre. Je vous copie l'extrait ici :

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n’ayant plus que la moitié de son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. « Eh ! mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te vois ? — J’attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. — Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi ? — Oui, monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : « Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux ; tu as l’honneur d’être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. » Hélas ! je ne sais pas si j’ai fait leur fortune, mais ils n’ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes, et les perroquets, sont mille fois moins malheureux que nous ; les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germain. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible.

— Ô Pangloss ! s’écria Candide, tu n’avais pas deviné cette abomination ; c’en est fait, il faudra qu’à la fin je renonce à ton optimisme. — Qu’est-ce qu’optimisme ? disait Cacambo. — Hélas ! dit Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal » ; et il versait des larmes en regardant son nègre ; et en pleurant, il entra dans Surinam.

Ce texte n'est pas n'importe quel texte. C'est le moment où, enfin, Candide reconnaît qu'il ne vit pas dans le meilleur des mondes possible. C'est celui où, confronté à la souffrance humaine, il renonce à l'idéologie selon laquelle tout a un but, une raison d'être, tout peut se justifier, que Dieu a bien prévu les choses. Enfin, il partage cette souffrance, et il pleure. Ce simple passage prouve que Voltaire n'est pas raciste au sens actuel. Oui, il reconnaît des différences parmi les hommes, mais il recherche avant tout la dignité humaine. Et toute sa vie, il a lutté contre l'esclavage en tant que pratique inhumaine, en particulier le fameux Code Noir dont on parle beaucoup ces derniers temps, et qui justifiait l'esclavage dans les colonies françaises. Dans ce cadre, je trouve injuste d'attaquer une personne qui a tenté de faire évoluer les choses, qui en a même fait une lutte. Toute sa vie. Pouvons-nous blâmer Voltaire d'avoir essayé de prendre ses distances avec les idées de son temps sans y parvenir complètement ?

Cependant, les textes de Voltaire, et des Lumières de façon générale, sont effectivement à l'origine de l'attitude coloniale du 19e siècle. Le 18e siècle, on l'oublie souvent, est un siècle d'exploration et de fascination pour l'exotisme. Voltaire est un être cosmopolite, il a voyagé dans toute l'Europe et s'est intéressé aux autres cultures : musulmane, asiatique, mais aussi celles des "indigènes" qu'on découvre encore à l'époque. Souvent, on trouve ces nouvelles peuplades "innocentes", "pures". Ce n'est pas nouveau, cette attitude date de la découverte de l'Amérique : à l'Europe civilisée s'oppose l'innocence enfantine des "sauvages", qu'on assimile à des frères plus jeunes, vivant dans un nouvel Eden (là encore, vous remarquerez l'omniprésence de la religion). De ce fait, on les considère comme des ignorants. Dans ce sens, lorsque l'occidental se présente, il propose des solutions et essaie de "civiliser" l'autre. De lui montrer comment agir bien, juste.

Rappelons que Voltaire est un rebelle de son temps : emprisonné plusieurs fois à la Bastille pour ses propos, bastonné par des nobles et le dénonçant, défenseur de protestants injustement condamnés, il s'attache à de nombreuses causes. Il vit dans un monde où la censure, réelle, peut le priver de liberté, où il doit faire imprimer ses ouvrages de façon anonyme, à différents endroits, pour éviter qu'on remonte jusqu'à lui. Dans ce cadre, il choisit la posture de l'ironie par effet de style, mais surtout pour éviter le pamphlet ou la dénonciation directs. Il choisit donc le point de vue d'un ignorant ou d'un étranger pour critiquer la société dans laquelle il vit (c'est un des grands genres de l'époque). L'ironie voltairienne le force donc à présenter des personnages un peu stupides, qui posent des questions et s'interrogent. Cela le force aussi à prendre le rôle d'un narrateur à la posture supérieure, une sorte de "sage" qui saurait ce qui se passe vraiment, afin de créer une connivence avec le lecteur et le convaincre. Nous retrouvons ici, en germe, l'attitude supérieure du colonisateur. Bien sûr que le colonisateur sait, il est intelligent, lui. Ce n'était pas ce que disait Voltaire. Mais au 19e siècle, peu importe ce qu'on a voulu dire avant : l'essentiel est de justifier la politique colonisatrice. Je rajouterai que ce n'est pas un phénomène du 19e siècle. Par exemple, Candide a été adapté en opéra par Bernstein dans les années 50 : on y retrouve un personnage de Cunégonde vénal, attiré par le luxe, qu'on critique parce qu'elle se prostitue, bien loin de la dénonciation de la condition féminine qu'en faisait Voltaire plusieurs siècles avant...

 

Enfin, il faut prendre en considération un dernier élément : l'oeuvre d'un auteur s'étale sur sa vie. Quand il écrit quelque chose à 20 ans, il peut changer d'avis à 25, ou à 45. Voltaire a écrit toute sa vie, qu'il a eu longue. Dans ce cas, le principe de la citation n'est-il pas contestable ? Nous pouvons utiliser ses propos pour justifier toutes les opinions. Voici une phrase de l'ingénu : "L'ingénu lui répond qu'il n'avait besoin du consentement de personne, qu'il lui paraissait extrêmement ridicule d'aller demander à d'autres ce qu'on devait faire, que, quand deux partis sont d'accord, il n'y avait pas besoin d'un tiers pour les accomoder". Dans ce passage, Voltaire critique l'institution du mariage, et surtout le fait que la femme n'est pas seule à donner son consentement quand elle désire avoir un rapport sexuel avec quelqu'un. Il se prononce pour le consentement mutuel et rejette donc en bloc : la culture du viol, l'institution religieuse, la virginité avant le mariage. Voltaire serait-il donc féministe ? Je vous laisse sur cette ultime question...

 

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