Les livres qui ont changéma façon de voir le monde (7) : l'espace littéraire, Maurice Blanchot

L'espace littéraire est un des livres les plus complexes que j'ai lus de ma vie. Il s'agit de critique littéraire, donc si vous voulez vous y attaquer, accrochez-vous. Cela ne nécessite pas forcément de connaissances préalables mais l'auteur évoque certaines oeuvres ou auteurs de façon détaillée, et j'ignore dans quelle mesure il est donc possible de lire le livre sans avoir au minimum la connaissance de qui ils sont.

Blanchot se penche sur de grandes questions : qu'est-ce qui fait une oeuvre littéraire ? Pourquoi  lit-on ? Qu'est-ce que l'art ? Existe-t-il un art engagé ? Je ne suis pas d'accord avec tout, en particulier, surtout vers la fin du tome, avec une image très négative et "poète maudit" de la fonction de l'auteur. Non pas qu'il ait complètement tort, mais il a tendance à exagérer certaines caractéristiques afin de valider ses arguments, et je pense que l'interprétation unique qu'il propose pose question.

Cependant, c'est ma seule remarque, et cela n'altère en rien l'effet que ce livre a eu sur ma conception de la littérature et surtout sur mon lien avec l'écriture de façon générale. Plusieurs passages m'ont frappée par leur authenticité et l'impression que Blanchot parlait de ma vie, de mes problématiques personnelles.

Il évoque en particulier l'oeuvre de Kafka, qu'on explique aujourd'hui grâce à une lettre fondatrice, découverte après sa mort, la "lettre au père". Blanchot commence par évoquer la problématique du temps chez cet auteur et explique à quel point il se retrouve divisé entre deux mondes et deux temporalités différentes : la réalité et le temps de l'écriture. La question de la vie de famille, en particulier, revient régulièrement. J'avoue que je partage en grande partie ces interrogations. Blanchot explique que l'écrivain voudrait pouvoir vivre deux vies, et que l'une prend forcément du temps à l'autre. Cette division, ce tiraillement, je le ressens régulièrement sans savoir comment le résoudre (et a priori, si Kafka n'y est pas parvenu, je n'y arriverai pas non plus)... Et ça a été un soulagement de constater qu'à travers le temps et l'espace (mais aussi à talent différent, ne nous leurrons pas !), les mêmes problématiques se posent chez tout le monde. 

Un autre chapitre m'a permis de m'interroger sur cette impression de décalage que je ressens depuis très jeune entre mes envies, mes décisions, mes opinions et le reste du monde ou la façon de faire de la société. Blanchot défend la notion de "risque" chez l'artiste dans le sens où l'artiste est celui qui ose prendre la voie que les autres ne prennent pas, tenter ce que personne ne fait, aller à contre-courant. Bien entendu, je me doute de l'ironie de la situation, alors que j'écris cela tranquillement, chez moi, dans mon appartement avec mon emploi stable et mes revenus réguliers, mais je m'identifie totalement à cela. Non, je n'ai pas l'impression de faire ce que tout le monde fait. J'ai l'impression de prendre mes décisions de façon différente, justement dans le but de rechercher cette prise de risque très spécifique en lien avec l'artiste. Je me trompe peut-être, mais en tout cas je me reconnais. Et là aussi, le texte de Blanchot m'a permis de me dire que je ne suis pas seule. Et pour moi, cette sensation que quelqu'un comprend et partage mon ressenti le légitime, et me permet justement de me mieux me sentir intégrée au monde qui m'entoure.