Un auteur doit-il se reposer sur ses sentiments pour écrire ?

C'est une des images les plus communément admises sur l'écrivain : une personne un peu fantasque, prise par ses émotions, incapable d'écrire si elle n'est pas inspirée. Pourtant, la question se pose beaucoup plus qu'il n'y paraît, et de différentes façons. Certaines personnes prétendent ne pouvoir écrire que si elles sont dans un certain état d'esprit, souvent négatif : la tristesse, la nostalgie... Je pense que dans ces cas, se laisser guider par ses sentiments est une erreur. Ecrire quelque chose de triste quand on se sent triste est possible, mais cela vous enlèvera la distance nécessaire à juger la qualité de votre travail, et donc à l'améliorer. Je ne remets pas en cause l'effet cathartique d'une telle démarche, mais je ne pense pas qu'elle soit appropriée quand il s'agit de mettre en place une intrigue, de doser la part de gentillesse d'un personnage, de trouver le bon équilibre dans un dialogue.

Cela recouvre aussi la question des personnages. Doit-on mettre de soi quand on crée ? Là encore, je dirais qu'inclure des éléments de sa propre vie dans une intrigue, sans filtre, peut se révéler dangereux. Déjà, parce que comme l'expérience vécue est la nôtre, elle nous semble intéressante. Est-ce vraiment le cas ? Il convient parfois d'en douter. Cela risque aussi de pousser l'auteur à la redondance. Raconter à quel point il a souffert, à quel point on l'a trahi etc.

Cependant, je ne pense pas que les sentiments en eux-mêmes soient négatifs dans une vie d'auteur. Au contraire, ils peuvent s'avérer très utiles dans le cadre du récit. Lorsqu'un personnage est confronté à une situation, qu'elle soit difficile ou heureuse, faire appel à ses sentiments peut se révéler salutaire pour donner au texte une touche de réalisme capable faire ressentir l'émotion voulue au lecteur. Je pense que la nuance clé que j'aimerais apporter à cette question du sentiment est la distance. Quand vous êtes encore dans le moment, dans l'émotion pure, votre texte sera entâché par ce que vous ressentez.

Si vous vous appuyez plutôt sur un souvenir, sur une sensation ancienne, quelque chose que vous avez vécu pour insuffler une sensation appropriée à votre personnage, dans le contexte de votre intrigue, c'est différent ! Une fois que le moment est vécu, que vous avez digéré l'émotion, vous pouvez commencer à la réutiliser. Je tiens cependant à préciser qu'il est tout à fait possible de décrire des sentiments que l'on ne connaît pas, c'est même recommandé ! Le principe, pour un auteur, c'est de pouvoir se projeter, dans une sorte d'empathie avec ses personnages, vers son intrigue. Qu'il se repose sur ce qu'il ressent ou non n'est plus la question à partir du moment où il est lu. L'essentiel, alors, est de parvenir à rendre ses personnages et son intrigue crédible auprès d'un lecteur.